A Toronto, nous avons rencontré la chorégraphe Julia Cratchley, directrice artistique de la compagnie Transcendance et chorégraphe de Eve of St George, la première pièce de danse immersive montée dans la capitale de l’Ontario.
Quel est ton parcours ? Comment es-tu arrivée au théâtre immersif ?
J’ai un parcours à l’origine de danse assez classique : j’étais au conservatoire avec une formation de danseuse et de chorégraphie. Comme beaucoup de monde je suis allée voir Sleep no more à New York, en 2010. Ça a été une immense claque pour moi ! J’avais déjà créé des pièces, mais là je n’arrivais à comprendre comment celle-ci avait pu être pensé, conçu ! C’était incroyable de pouvoir déambuler partout et d’assister à toutes ces scènes. Ça m’a beaucoup travaillé et j’ai voulu créer moi-même une pièce dans ce style-là, d’où la naissance de Eve of Saint George quelques années plus tard à Toronto.
Peux-tu nous parler un peu plus de cette création ?
J.C. : C’est une pièce immersive, basée sur l’histoire de Dracula. Les participants portent un masque et peuvent déambuler dans librement dans le lieu. Ils découvrent l’histoire au fur et à mesure, selon les scènes qu’ils aperçoivent. L’espace est sur 3 étages, environ 1400 m2, et nous avons fait en sorte que dans les 4-5 lieux principaux, il y ait toujours une scène à voir : pas le temps de s’ennuyer ! Et si un lieu est trop bondé, on trouve facilement une autre scène. Il y a en tout 16 danseurs, et ils sont presque tous tout le temps « sur scène ». C’est assez fatigant pour eux !
Dans Sleep no more j’ai adoré la liberté de déambulation, de pouvoir tout fouiller, de parfois me retrouver totalement seule dans un lieu… J’ai reproduit cette construction, c’est-à-dire qu’il y a une histoire, et si un spectateur décide de suivre un ou deux personnages principaux, il suivra le fil narratif ; mais s’il décide de se balader partout, il pourra attraper des bouts d’histoire. Le fil narratif pour moi est ici un support, mais ce n’est pas tant le cœur de Eve of St George que l’expérience du participant. La pièce dure deux heures, mais c’est une boucle d’une heure qui est jouée deux fois pour permettre aux spectateurs de voir plusieurs scènes.

Justement, cet aspect déambulatoire est très à la mode et peut être déceptif… Dans Sleep No More nous avons l’illusion d’une liberté, mais en réalité très vite nous reprenons une place de spectateur, sans aucune liberté d’action si ce n’est que de regarder… Est-on dans la même situation ?
Oui, la liberté donnée au spectateur est principalement de pouvoir aller regarder ce qu’il veut, mais aussi de toucher des objets et de fouiller. Mais il ne peut pas interagir avec des danseurs, sauf dans quelques scènes spécifiques en tête-à-tête. Pour ma part, c’est ce que je préfère, c’est pour cela que je le propose à mon public ! Cette liberté de déambuler est déjà un grand changement dans l’expérience de spectateur.
Ensuite, c’est difficile de créer une véritable liberté dans une œuvre. Le public est libre, certes mais il ne sait pas toujours quoi faire de cette liberté ! Lors de nos premières représentations, c’était très nouveau pour le public de Toronto. Les instructions étaient claires : soyez curieux, marchez, explorez ! On a aussi toujours séparé aussi le public en trois groupes au début de l’œuvre pour faciliter la déambulation. Pourtant, ils restaient très en retrait, presque collés aux murs (rires).
Au fil des représentations, ça allait mieux, mais faire bouger le public reste un sujet que je n’ai pas encore totalement résolu : cela prend du temps pour le public d’apprendre son nouveau rôle, et d’apprivoiser cette liberté. J’ai remarqué que s’il y avait plus de monde, les flux se faisaient de manière plus naturelle, mais cela reste très variable selon les représentations ! On s’appuie aussi sur des ouvreurs masqués qui aident à la répartition du public, et ça se fait assez naturellement. Il y a une sorte de maturité à acquérir pour le public sur les nouvelles possibilités qu’on lui donne avec le théâtre immersif.
L’autre point important dans la relation avec le public c’est bien entendu les interactions directes entre lui et les danseurs. On travaille beaucoup sur le langage du corps, sur le consentement, en particulier pour les scènes qui vont être plus engageantes. A chaque fois qu’on remonte la pièce, on se demande si on garde ces scènes en tête à tête, mais je veux vraiment les conserver car c’est ce qui fait la magie de ces spectacles : ce sont des moments intenses et qui sont une forme de récompense pour le spectateur.
Dans Sleep no more, il faut vraiment avoir de la chance pour avoir un one-to-one, il y a vraiment beaucoup de monde ! Ici il y en a un peu plus, et comme notre espace est tout de même plus petit que celui de Punchdrunk, certains spectateurs ont dit avoir préféré Eve of Saint George car il y avait (un peu ?) plus d’intimité, et toujours une action en cours facile à attraper.
Il peut y avoir des risques dans ces scènes en tête-à-tête ?
Pour nous, c’est la sécurité avant tout : que ce soit pour les spectateurs ou pour les équipes et c’est vrai qu’il y a plus de risque dans des scènes intimes, coupées du reste du monde.
Pour le spectateur, comme je le disais, on travaille beaucoup sur le langage corporel : le danseur ou la danseuse propose une interaction – je tends la main par exemple – et la personne du public la prend, ou pas. On ne va jamais prendre la main de quelqu’un et l’emmener directement. Mais même si elle l’a prise et qu’on sent de la réticence, de la tension, on laisse tomber, on cherche quelqu’un d’autre. Et si on ne trouve personne ou qu’il est trop tard, tant pis, la scène saute et ce n’est pas grave !
Il y a toujours des équipes de la sécurité qui sont présentes. Heureusement – et je touche du bois pour la suite – il ne n’est jamais rien passé. Mais on surveille ce qui se passe, on reste connecté sur talkie-walkie pour être très réactifs. Il y a des tête-à-tête avec Dracula par exemple, mais lui fait tellement peur que jamais personne n’ose faire quoi que ce soit ! En revanche, on a trois vampires qui sont très sensuelles : pour leurs scènes, on est particulièrement vigilant. En terme de langage corporel, on fait attention à ce qu’elles posent les mains juste au-dessus du genou et pas en hait de la cuisse par exemple. Quelques centimètres n’ont pas du tout la même signification ! Idem pour la pression du toucher : effleurer doucement la peau n’est pas pareil que poser fermement la main sur l’épaule. On sait que ça peut déraper, le public est dans un environnement tout nouveau, magique et sensuel et peut se laisser emporter, oublier que c’est une pièce de théâtre en un sens, donc on fait tout pour avoir cette magie sans que ça aille trop loin !
Qu’est-ce que cette pièce représente pour toi ?
J.C : Au-delà du fait que j’avais eu ce coup de cœur pour Sleep no more, le format immersif permet de d’attirer un nouveau public pour la danse moderne et contemporaine. Autrement, le public est vraiment restreint ! Il n’y a que des personnes déjà initiées qui vont voir de la danse. Là, on ouvre l’art à plus de monde.
Je voulais aussi réussir à créer une œuvre qui soit économiquement viable, une vraie difficulté dans le spectacle vivant. Une pièce immersive coûte plus cher à créer, mais les gens sont aussi prêts à payer plus car c’est très différent des autres formes de théâtre, de danse ou autre !

Quelles ont été tes principales difficultés pour créer Eve of St George?
En premier lieu, le coût bien sûr ! (rires). Cela coûte assez cher puisque l’espace à créer est bien plus grand qu’une scène de théâtre.
La deuxième grande difficulté que j’ai rencontrée, est qu’à l’époque il n’y avait aucune ressource qui existait pour aider à la création ! J’ai dû me jeter à l’eau sans trop de repères. J’ai pu bénéficier de beaucoup d’aide, notamment avec un atelier de deux semaines à New York avec Third Rail Project (des créateurs connus à New York pour leur pièce de danse immersive – lien), qui m’ont aussi accompagnée par la suite en me donnant des conseils. Ca a été un travail de 3 ans sur ce projet, avant qu’il sorte de terre, en parallèle avec d’autres créations classiques !
Coté apprentissage, c’est quoi les must-have pour une pièce du type Eve of Saint George ?
Le son ! C’est clé pour une pièce de ce style. Déjà car c’est ce qui permet de s’accorder tous ensemble : comme chaque danseur est dans un endroit différent, il faut pouvoir se synchroniser à distance. Ensuite un bon paysage sonore crée tout de suite une ambiance. J’ai eu de la chance et notre sound designer a fait un travail vraiment fantastique : dès qu’on entre dans le lieu, on en a des frissons !
Le décor bien sûr crée aussi le lieu ; je fais en sorte que le plus possible d’éléments participent à l’immersion, dans le sens où la priorité sera de créer des espaces dans lesquels les gens puissent évoluer, comme des grandes tentures, ou des objets qu’ils puissent manipuler, toucher, regarder : des tasses, des livres, des carnets… Tout doit concourir à l’interaction, et être le moins fixe possible !
La danse et le théâtre immersifs sont à la mode depuis peu de temps mais finalement c’est assez rare de voir les deux dans le profil des artiste. Comment trouver ces perles rares ?
Je cherche avant des profils de danseurs plus que d’acteurs. Cela ne veut pas dire que les dialogues ne comptent pas : il y en a peu, mais ce sont des passages importants. Notre processus de sélection permet d’identifier les danseurs que nous pourrons les former « sur le tas » au fil des répétitions sur l’aspect théâtral.
Notre casting se fait en 3 temps : un premier assez classique sur le style de la danse. C’est une audition où je leur apprends des mouvements et ils interprètent des variations. Je les regarde danser, je vois leur style. Je commence à voir dans quels rôles je peux voir tel.le ou tel.le danseur / danseuse.
Après cette première sélection, il y a une improvisation autour d’un personnage, plutôt longue, d’une demi-heure ! Ils ont un brief sur le personnage et une grande pièce avec pleins d’objets : une table, une chaise, des feuilles, un porte-manteau… L’idée c’est que dans une pièce immersive, il n’y a pas, ou très peu de coulisses. On peut regarder ce que fait un personnage « en-dehors » de l’action. Il y a certaines scènes où il ne se passe pas grand-chose : écrire une lettre, boire du thé… et pourtant les spectateurs vont regarder ça pendant 20 minutes ! Les danseurs doivent pouvoir maintenir cette tension, donner corps au personnage dans des petits riens et s’appuyer sur leur environnement.
La dernière étape est souvent la plus difficile pour des danseurs, qui sont rarement formés au théâtre, c’est la lecture d’un texte : comment ils déclament, placent leur voix etc.
Les danseurs sont très contents d’interpréter dans cette pièce, car c’est très nouveau pour eux, ils apprennent beaucoup et créent une relation nouvelle avec le public, qu’ils n’ont pas habituellement !

Des derniers conseils à donner aux créateurs de pièces immersives ?
Je leur dirais de simplifier le fil narratif au maximum : il se passe déjà tellement de choses partout, en même temps ! C’est déjà assez complexe pour le spectateur (et le créateur), inutile de vouloir en faire trop.
Une autre dimension clé pour ce type d’œuvre, c’est bien sûr la logistique : quels sont les espaces, les déplacements, qui va où quand, à quel moment les personnages se croisent… On s’en doute bien, mais c’est un travail énorme ! Il faut à la fois anticiper énormément de choses, et rester flexible à la fois. On a rarement le luxe de pouvoir créer l’œuvre in situ. Pour Eve of St George, j’avais en tête les différents espaces : la chambre, le grand hall, le cimetière… et ce qui s’y passait. Mais il faut aussi faire face à la réalité du terrain quand on a enfin son lieu.
Par exemple on avait prévu une scène clé dans la chambre. Mais dans l’espace où nous avons joué, la chambre était assez petite et ne pouvait avoir que dix spectateurs ! C’était stupide, on a donc du retravailler ce passage pour qu’il ait lieu dans le hall, et faire en sorte que cette scène intime ait lieu là-bas et que ce soit logique de la transposer là-bas.
