Linked Dance Theater est une compagnie de théâtre et de danse immersive qui fait ses débuts en 2009 à New-York. Leurs pièces ont lieu dans la ville, qui devient de terrain de jeu de leurs créations. Nous avons rencontré Jordan Chlapecka, co-directeur artistique de la compagnie !

Quelles sont selon toi les différences entre le théâtre immersif et le théâtre classique ?

Une pièce immersive reste une pièce de théâtre : c’est une histoire avec des émotions et on veut que le public s’attache aux personnages et à l’action !

L’immersion selon moi c’est prendre part à l’œuvre, sortir de soi : les spectateurs / participants font partie de l’histoire. Ce qui va donc changer dans une pièce immersive, ce seront les façons de raconter et de vivre cette histoire, la structure de la pièce et le lieu.

Comment est-ce que tu crées une pièce immersive ?

Certaines phases de créations sont assez similaires à une création de théâtre classique : on commence par trouver l’histoire, on écrit les textes, les chorégraphies, et on finit par du casting et des répétitions ! Le travail sur l’immersion à proprement parler se joue dans trois séquences :

1.Trouver le bon lieu

Ce qui va être déterminant pour l’expérience. L’espace devient presque un personnage à part entière ! Il a ses contraintes (est-il accessible ? loin ? grand ? petit ? Combien de pièces sont disponibles ? Quelle est la disposition des salles etc.), mais aussi son ambiance propre, son histoire, un imaginaire qui va parler à notre public.

Par exemple pour notre pièce Freaks don’t cry, le sujet était celui des monstres de cirque, mais surtout des minorités, et ce, juste après l’élection de Trump, et nous sentions que nous devions partager quelque chose. Nous avons joué cette pièce dans un bar à Coney Island. Ce lieu avait une double signification : la première, assez évidente c’est l’ambiance cirque qu’il y a dans ce quartier avec sa fête foraine permanente. Et la 2ème est liée à Donald Trump, puisque son père a littéralement rasé un des parcs d’attraction en 1966 dans le but de construire des résidences ! Cette histoire était dans les esprits des New-Yorkais, ce qui rend ce lieu encore plus évocateur. (Lire ici pour en savoir plus).

2.Créer la structure :

Afin de préparer la manière dont vous veut raconter cette histoire. Quelle sera la structure, les parcours, les espaces, le monde, les règles… Concrètement, c’est qui va aller où, quand, quelles sont les interactions possibles. C’est le moment de jouer sur les contraintes de l’espace pour les tourner à son avantage !

3.Créer le « cercle magique » :

Comment on s’assure que les participants vont entrer dans notre univers ? Comprendre ce qu’ils peuvent faire ? Qu’ils jouent le jeu d’être un peu plus qu’un simple spectateur ? L’entrée et la sortie sont particulièrement importants : pour qu’ils adhèrent à l’univers, et qu’ils n’en sortent pas trop brutalement.

Par exemple dans notre œuvre Beloved/Departed, qui reprend le mythe d’Orphée et Eurydice, la pièce commence au mariage des des deux figures mythiques. Les participants ne recevaient pas juste un billet d’entrée, mais une invitation à l’évènement ! En arrivant, ils devaient choisir s’ils connaissaient le ou la futur(e) marié(e), et de quel côté de l’église ils s’asseyaient. Cela déterminait leur parcours pour la suite ! Eurydice en enfer et Orphée à sa recherche.

Le mariage d’Orphée et Eurydice

Les clés pour qu’une pièce immersive selon toi soit réussie ?

La structure ! Il faut s’assurer que le public puisse suivre l’histoire, autrement cela peut-être assez frustrant. Une pièce peut être soit construite en totale liberté de parcours pour le spectateur : il va voir ce qu’il veut voir ; un autre format possible est d’être guidé tout au long de l’œuvre, de suivre des étapes, mais chaque participant aura un parcours différent. Nous avons tendance à privilégier le second, on est sûr que chacun ressortira avec l’histoire.

Le premier format propose une liberté assez jouissive qu’on n’a très rarement au théâtre, mais il y a le risque de rater le fil narratif si le participant ne suit que des scènes secondaires par exemple.

La 2ème clé, c’est créer de la confiance avec le public. Pour cela, il faut bien sûr répéter, mais avec un public-testeur ! Il y a toujours des comportements, des déplacements, des incompréhensions qu’on ne peut pas anticiper. Parfois, déplacer un danseur de 30cm vers la droite va pouvoir « pousser » le public dans la bonne direction. C’est important de le guider dans l’espace en douceur, naturellement.

La confiance passe aussi par des moments seuls à seuls avec un acteur. Il y a une forme de récompense dans ces moments-là et ils créent une connexion très forte. L’acteur ne doit jamais forcer une relation avec un participant, mais rester dans une posture de proposition, au participant d’accepter ou non cette invitation. Enfin, je dirais que le travail des acteurs / danseurs pour créer une relation de confiance et briser rapidement la glace avec le public est une vraie qualité !

Une autre contrainte liée au format immersif, c’est le nombre de personnes dans le public. On essaie de les limiter autour de 40 à 50 personnes, pour une dizaine de danseurs / acteurs. Au-delà, il est difficile de créer du lien, de faire entrer le public dans leur nouveau rôle : l’immersion « irradie » d’un acteur. Plus on est loin de lui, moins on est dans l’histoire ! Le plus difficile, c’est de créer de l’immersion et de l’interaction entre des membres du public.

L’ambiance particulière de Coney Island

Quels sont les partis pris de Linked Dance Theater ?

La plupart des œuvres immersives sont contemplatives, légères. Elles nous emmènent dans un univers onirique, et c’est aussi ce que recherche le public lorsqu’il achète des billets pour une expérience immersive. Nous, on cherche à ce que notre public ressorte un peu transformé, avec une envie de faire les choses autrement, d’agir. Par exemple, notre prochaine œuvre, Souvenir porte sur Alzheimer. Les participants incarnent l’entourage de notre héroïne, et ce sont eux qui sont oubliés au fur et à mesure : selon que vous ayez eu une entrée gratuite, normale ou premium, vous êtes oubliés à différents moments de l’œuvre. Être mis à la place d’une personne oubliée, c’est intense, et on s’attend à ce que la réponse émotionnelle le soit aussi ! On a voulu sensibiliser à cette maladie, à ce que cela représente pour la personne et pour son entourage.

Un deuxième parti pris pour nous est l’accessibilité à nos œuvres : le théâtre immersif est souvent assez cher : Sleep no more par exemple coûte plus de 100$ et on a souvent envie de venir le revoir pour assister à d’autres scènes ou suivre d’autres personnages. Or tout le monde ne peut pas se permettre une pièce à ce prix-là ! On essaie de trouver un juste équilibre pour rémunérer tout le monde sans être trop cher, donc on est généralement autour de 40-50$, ce qui est bien plus bas que la moyenne ici.

Enfin, en parti pris esthétique, nous nous situons à la frontière entre la danse et le théâtre. On ne veut pas remplacer la parole par la danse, mais que la danse, comme tout autre choix artistique, ait toujours un sens dans l’œuvre. Autrement les mouvements rendent la pièce plus confuse et rajouter de la complexité. Par exemple dans Beloved/Departed, la danse représentait l’action ou le pouvoir des dieux. Dans Souvenirs, la danse représentera l’oubli.

Crédits : Linked dance theater
Soul of the Sean a eu lieu à bord du Lilac – AK Photography

Un grand merci à Jordan et au temps qu’il nous a donné ! Nous n’avons malheureusement pas pu vivre une des œuvres de Linked Dance Theater, mais cette discussion nous en a donné très envie !

Si vous êtes de passage à New-York, vous pouvez vérifier sur leur site leurs prochaines dates : http://www.linkeddancetheatre.com/

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